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‘‘ Passer au mode “Turbo” ’’
Fabrice DOUTEAUD, ALPEGA
Fabrice DOUTEAUD, CTO d’Alpega Group.
Entretien réalisé le mercredi 10 janvier 2024 par Frédéric LEGRAS, Directeur du Portail FAQ Logistique dans le cadre du dossier « Supply Chain, cap sur l’IA ! »
En quoi la Supply Chain constitue-t-elle un terreau fertile pour l'intelligence artificielle ?
Pour que l'intelligence artificielle puisse déployer tout son potentiel, elle doit pouvoir accéder à un volume conséquent de données (sources, diversité, temporalité, etc.). La supply chain et le transport s’appuient à cet égard sur une véritable mine d'or avec une masse d’informations collectées quotidiennement dans diverses applications métiers.
Par exemple :
- Les TMS ont accès aux ordres de transport, aux origines et destinations, aux quantités et types de biens, aux délais, ainsi qu'aux différents modes utilisés.
- Les solutions de tracking offrent une vision détaillée du trafic.
- Les bourses de fret couvrent les expéditions opérées en spot.
- L'IoT, aujourd’hui moins déployé, mais en pleine croissance permet de suivre de nouvelles informations tels que la localisation d’un produit et de son contenant en temps réel, le contrôle des températures …
- Etc.
‘‘ Le transport constitue un terreau particulièrement fertile pour l'IA ’’
La difficulté était jusqu’ici d’établir des liens entre ces différents éléments. C’est là que l’IA va permettre de tirer des inférences significatives à grande vitesse, sans commune mesure avec les capacités humaines.
Son application au domaine du transport est d’autant plus justifiée que le secteur demeure fortement orienté processus avec des étapes clairement définies. Cette structure compartimentée limite les occurrences simultanées, favorisant une progression séquentielle. Par exemple dans un TMS, l’expédition suit une séquence définie, depuis l’origine jusqu’à la destination englobant la création d'un ordre de transport, la sélection du partenaire, la livraison, l'arrivée sur le quai, etc. L’IA peut ainsi analyser chaque étape de manière approfondie.
La Supply Chain et plus spécifiquement le transport constituent donc un terreau particulièrement fertile. Cela tombe bien eut égard au nombre et à la complexité des défis à relever (attentes élevées dans un contexte d’incertitudes grandissantes et de contraintes en forte hausse).
L’IA offre ainsi des solutions prometteuses, notamment pour optimiser les expéditions sur les volets émissions de CO2, respect des engagements client et réduction des coûts. Elle peut recommander des modes de transport plus écologiques, anticiper la survenance d’aléas, choisir les meilleurs itinéraires en fonction de multiples paramètres, etc.
Elle a également la capacité de considérablement améliorer les prévisions et donc le dimensionnement des ressources, contribuer à garantir la conformité aux normes légales et réglementaires, etc.
Un autre avantage de l’IA, et plus particulièrement des modèles de langage avancés, est de permettre de simplifier les processus et l’utilisation de solutions métiers parfois difficiles d'accès. Il est probable que rapidement les utilisateurs pourront, avec des simples expressions courantes, formuler des requêtes complexes. L'IA sera alors capable de comprendre et de répondre directement, sans que les collaborateurs n’aient besoin de consulter des fichiers, des tableaux de bord ou autres outils spécifiques. Cela ouvre donc la voie à une digitalisation rapide, dans laquelle le langage naturel simplifiera les processus.
En matière de Supply Chain, pour quelle typologie d’entreprise l'intelligence artificielle est-elle la plus pertinente ?
La taille de l'organisation va logiquement entrer dans l’équation. Les petites structures telles que les commissionnaires ou les entreprises familiales avec quelques camions peuvent, à l'heure actuelle, ne pas encore pouvoir bénéficier de manière significative de l'IA. Ces technologies commencent en fait à prendre tout leur sens lorsque la complexité et la dimension atteignent des niveaux exponentiels (par exemple, plusieurs sites, plusieurs variables).
Ensuite, la maturité informatique joue un rôle déterminant. Si des modèles tels qu'OpenAI permettent déjà d'intégrer des données et d'initier l'expérimentation, je pense qu’il est encore trop tôt pour définir dans quelle mesure la mutualisation de ses informations est possible et quels seraient les risques concurrentiels associés. Disposer d’une forte compétence informatique en interne reste donc crucial pour pouvoir mener de tels projets.
Le dernier point à considérer concerne la disponibilité des données (quantité et qualité) et la digitalisation des processus. Posséder un grand nombre d'inputs et un modèle d'IA performant aura un impact limité si les processus sous-jacents demeurent largement manuels.
Quels conseils pourriez-vous formuler ?
Je pense qu’on peut repartir sur les recommandations classiques de tout projet informatique.
Le premier point est de bien cerner le problème qu'on souhaite résoudre, tout en évitant de considérer l’IA comme un outil magique capable de tout régler. La mise en œuvre de ces technologies peut engendrer des coûts substantiels et exiger un investissement en temps significatif, il convient donc de se demander si elles ne sont pas surdimensionnées pour répondre au problème identifié. Comme le disait un de mes professeurs d'informatique : « Si utiliser un marteau piqueur pour tuer une mouche peut fonctionner, d’autres solutions bien plus accessibles permettent d’arriver au même résultat ».
L’entreprise doit également bien avoir conscience que l'IA ne peut déployer son plein potentiel sans un set de data substantiel (NDLR : collection structurée de données stockées et traitées informatiquement). Il est impératif de démarrer en identifiant soigneusement les flux de données, en s'assurant de leur précision, de leur actualisation, de leur maintenabilité, et des possibilités d'enrichissement futur. L'efficacité de l'IA repose en grande partie sur la qualité et la gestion judicieuse de ce vaste ensemble d'informations.
‘‘ L'efficacité de l'IA repose sur la qualité et la gestion judicieuse du set de data de l'entreprise ’’
Il est enfin crucial de considérer l'IA comme un outil complémentaire plutôt que la solution définitive devant se substituer à tous les autres outils existants. Prenons l’exemple de CHAT GPT. Si, après une année d'utilisation, ses forces dans la création de textes sont claires pour tout le monde, il est également apparu que la fiabilité de ses réponses à diverses questions était limitée.
Une intervention humaine experte reste nécessaire pour apporter des perspectives et des nuances que l'IA peut ne pas saisir. C’est en fait un équilibre judicieux qui doit être trouvé et permettra de garantir des résultats fiables et pertinents.
Comment Alpega s’est-il attaqué au sujet de l’IA ?
Aujourd'hui, nous pouvons nous appuyer sur un stock de data exceptionnel, à la fois issu de notre plateforme TMS et de nos bourses de fret, une combinaison dont nous sommes les seuls à disposer.
Cela nous confère une vision exhaustive des transports contractuels et spots en temps réel, permettant de suivre les événements à la minute près. Exploiter ce riche ensemble de données grâce à l'intelligence artificielle ouvrira la voie à de nouvelles opportunités d’optimisations pour nos clients.
Notre équipe dédiée s’est particulièrement investie au cours des trois dernières années dans l’application des principes de l'IA à notre set de datas. Nous avons entrepris, et poursuivons nos efforts pour le réorganiser de manière stratégique. Notre objectif est d'offrir à chaque client un accès à ce pool de données partagées tout en en préservant l'anonymat et la confidentialité.
‘‘ Les modèles d’IA sont extrêmement gourmands en ressources ’’
Les modèles d’IA étant extrêmement gourmands en ressources, la mise en place d’une organisation rigoureuse des données dès le départ est indispensable pour optimiser les temps de calcul et de réponse. C'est ce processus qui, je pense, a permis à Alpega de prendre une légère avance, que j'espère voir s'accroître dans les prochains mois. Traditionnellement, chaque système informatique « dumpe » des données dans des Warehouses de manière spécifique. Cela crée des entrepôts avec une multitude de modèles différents, nécessitant ensuite une couche d'ETL (Extraction, Transformation, Loading) pour normaliser ces données vers un autre format. Il y a quelques années, nous avons donc repensé notre approche en concevant nos produits pour uniformiser ce stockage, que ce soit pour notre plateforme TMS ou nos bourses de fret. Cela nous a permis de créer un unique et vaste Master Model, simplifiant ainsi le processus d'inférence de nombreuses informations à partir de ces données.
Nous utilisons également le Machine Learning dans notre approche technologique. Ainsi, après avoir exploré la robotique automation pour automatiser des processus répétitifs, nous examinons désormais l'intelligence automation. Plutôt que de simplement exécuter des tâches spécifiques, nous cherchons à permettre à un robot d'acquérir une certaine intelligence pour pouvoir réaliser ses tâches de manière autonome et s'auto-mettre à jour.
Quelles applications allez-vous tirer de l’IA ?
L'intégration croissante du Machine Learning dans le domaine du reporting, associée à une organisation plus efficace des données, ouvre la voie à des performances accrues. Cette avancée doit permettre aux utilisateurs de nos solutions de bénéficier de prédictions et de la détection d’optimisations potentielles dans leurs flux de transport, des améliorations qui leur auraient échappé il y a seulement deux ou trois ans, avec des modèles de reporting classiques.
‘‘ Un modèle de recommandations de trajets assimilable à celui des suggestions Netflix ’’
Nous avons en particulier développé un modèle de recommandations de trajets pour les utilisateurs de nos bourses de fret, assimilable à celui des suggestions de Netflix. Tout comme la plateforme de streaming apprend de nos préférences en fonction de nos choix de visionnage, notre modèle vise à élargir les horizons des transporteurs, en leur proposant en particulier de diversifier leurs trajets sur la base de ceux régulièrement effectués.
Un transporteur habitué à réaliser la liaison Paris-Lyon pourrait par exemple potentiellement accroître ses revenus en optant pour un itinéraire Paris-Marseille. Cette approche s'appuie à la fois sur les données historiques du marché global et sur des informations en temps réel.
Nos clients commencent à percevoir la puissance de ces analyses et expriment un désir croissant d'explorer davantage cette voie, tout en comprenant que cela nécessite un accès accru à des données pertinentes.
Je suis en fait convaincu que l’utilisation de l’IA va considérablement améliorer nos offres existantes, de passer en quelque sorte au mode turbo. J'espère que cela contribuera également à simplifier quelque peu la complexité d’utilisation des solutions métier déjà évoquée en début d’entretien. Un TMS demeure une application d’entreprise. Comme pour toute application de ce type, la formation des utilisateurs est requise pour s’assurer de pleinement tirer profit de son potentiel. Avec l’IA, et en particulier les LLM (Large Language Models), cette étape pourra être accélérée et la prise en main de l’outil facilitée.
Comment les activités liées à l’IA diffèrent-elles du processus habituel d’élaboration d’une roadmap produit ?
Dans le modèle traditionnel que nous continuons d’appliquer, l’approche peut être qualifiée de verticale. Nous interagissons avec nos clients pour comprendre leurs attentes et identifier les évolutions produits nécessaires. Traditionnellement, le processus implique les sociétés utilisatrices de nos solutions, notre département commercial, et l'équipe produit qui met en œuvre les demandes.
L'approche liée à l'intelligence artificielle est plus horizontale, plus transversale. Les équipes produits spécialisées sur la data s'intègrent à tous les niveaux. Même si elles ne sont pas systématiquement en contact direct avec le client, elles cherchent à influencer la mise en place des structures de données. L'objectif est de garantir la cohérence avec l'ensemble, d'assurer une normalisation, même face à des besoins clients parfois différents, voire contradictoires.
Sur le plan technologique, l’IA induit également des changements significatifs, avec la création d’une couche axée sur les données placée au-dessus de la couche infrastructures. Plutôt que d'avoir des plugins isolés avec de l’ajout et de l’extraction de données de manière indépendante, les solutions (TMS, bourses de fret, etc.) envoient leurs éléments à un processeur dédié qui les analyse en profondeur.
Quel est l'impact de l'intégration de l'IA sur vos équipes R&D ? Quelles compétences spécifiques cherchez-vous à renforcer ?
Notre objectif est d'identifier des profils de type doctorat ou PhD, en particulier dans le domaine de l'analyse de données.
Comme je l'ai mentionné en début d’entretien, l'engagement envers les données chez Alpega est véritablement transversal. Ainsi, nous recherchons des collaborateurs capables de travailler sur différentes plateformes, avec une orientation marquée vers une approche données plutôt que solutions.
Bio Express
Fabrice DOUTEAUD est CTO pour Alpega, groupe qu’il a rejoint en 2018 en tant que directeur général sur le volet bourses de fret (Teleroute, Wtransnet et 123Cargo).
En tant que CTO, il a désormais la tâche de diriger la stratégie tech du groupe sur l’ensemble de ses solutions (TMS, outils de cotations et bourses de fret).
De formation ingénieur en informatique, il a commencé sa carrière dans la Silicon Valley en tant que développeur puis a occupé différents postes jusqu'à celui de Directeur Technique. De retour en Europe, il a continué sa carrière dans la tech dans des grands groupes. Il a ensuite complété sa formation par un MBA au début des années 2010 puis a orienté sa carrière vers le business et a en particulier occupé le poste de Directeur Général de Kapaza (équivalent du Bon Coin en Belgique).
Site Internet d’Alpega TMS : https://www.alpegagroup.com/fr/tms-software/
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